L’apiculture selon Samuel Beckett : de Martin Page (Editions de l’Olivier, 87 p., 12 €)

Publié le par Patrick Foulhoux

L-apiculture-selon-Samuel-Beckett-.jpgUn des auteurs français les plus brillants de sa génération déclare sa flamme pour Beckett et le théâtre de l’absurde avec ce généreux roman, aussi passionnant que ses précédents Comment je suis devenu stupide et Une parfaite journée parfaite. Et moins loufoque…

Quoique.

Martin Page désacralise l’art en général en prêtant à Samuel Beckett un avis bien tranché. En gardant toujours à l’esprit le souci d’éducation populaire au vrai sens du terme ; avec Nietzsche et Beckett cités en exergue, comme un panneau de signalisation pour prévenir du risque de chute de bourre-pif.

L’histoire est celle du narrateur, de retour à Paris en été 1985 pour finir sa thèse d’anthropologie. En quête d’un job, son libraire lui indique que Samuel Beckett cherche de l’aide pour trier ses archives destinées à des fonds universitaires. Beckett l’embauche pour dix jours.

« “Etudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler.” Je comprends son point de vue, mais comme anthropologue j’y vois aussi un mécanisme de défense : je sais combien les gens acceptent mal qu’on leur dise à quel point leur vie, leurs origines déterminent ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Surtout les artistes qui ont ce fantasme d’être des créateurs incréés. » Le travail accompli plus vite que prévu, Beckett emploie le jeune homme à diverses tâches qui se révèlent être de l’accompagnement dans la mesure où le narrateur ne vient qu’à la demande de Beckett pour lui tenir compagnie quand sa femme est absente. Ce qui donne l’occasion à Martin Page de renouer avec son humour corrosif : « Beckett m’a parlé du lointain passé : de la guerre. Sa voix avait une gravité nouvelle. Il m’a dit que Suzanne avait failli être arrêtée par la Gestapo. Il s’en était fallu d’un cheveu. »

Le livre a pour toile de fond un metteur en scène suédois qui projette de faire jouer En attendant Godot par des détenus. Beckett donne son accord. A travers les échanges de lettres, on suit le processus de création de la pièce.

L’imagination fertile de Martin Page a dû s’imposer un cadre beckettien qui m’échappe n’étant pas initié à l’auteur irlandais, telle la balade à vélo ou l’étrange rapport au tabac qu’entretient le prix Nobel de littérature. Et il y a les ruches sur le toit, une façon pour Beckett de s’aérer l’esprit sans rompre la poésie. Uniquement un renvoi à la citation de Nietzsche mise en exergue ?

Etre étranger à l’œuvre de Beckett n’handicape pas la lecture, Page a la sagesse et la délicatesse de mettre son érudition en retrait. La scène à Monoprix, où Beckett dit : « un supermarché c’est plein de morts, mais c’est plus coloré et plus beau qu’un cimetière. Il faudrait coller des petites étiquettes sur les produits avec le nom des morts » et se met à écrire au stylo Baudelaire sur une boite de raviolis, Maurice Leblanc sur un flacon de shampooing, Simone de Beauvoir sur une bouteille de lait… Le narrateur se demande ce qu’il a voulu exprimer en faisant cela. Le lecteur aussi même s’il entraperçoit le dadaïsme, le pop art et le situationnisme pointer le nez puisqu’en guise de siège, ils prennent des barils de lessive et Beckett de déclarer : « Le théâtre est un club privé pour les classes moyennes et supérieures cultivées, alors qu’il devrait être partout et pour tous. Que s’est-il passé ? Où nous sommes-nous perdus en chemin pour diviser le monde en deux ? Il y a d’un côté le théâtre populaire et de l’autre le théâtre savant. Ça ne va pas. Je veux toucher les pauvres aussi. Ceux qui n’ont pas fait d’études. Je veux un théâtre qui enthousiasme. Du scandale, du désir, de l’agitation, et de la séduction. » Puis : « Il a regretté que les seules fois où les pauvres étaient en contact avec le théâtre, c’étaient quand ils étaient enfermés : dans des écoles, des prisons, des hôpitaux psychiatriques. Comme s’il fallait un public captif qui ne pouvait pas s’échapper. »

La pièce montée en prison en Suède reçoit un si bon accueil qu’elle part en tournée. Ce qui chagrine Beckett : « L’art ne remplace pas la politique, a-t-il répliqué. On panse des blessures, et cela permet au système de tenir. Je voudrais que l’art soit de l’art, la possibilité d’une réappropriation personnelle, et non pas un outil à fabriquer des enfants sages et des citoyens, ou à réinsérer des criminels. L’art social profite aux artistes. Le théâtre n’est pas un asile pour les déshérités, mais pour les artistes eux-mêmes. Quelle hypocrisie que ce commerce de l’humanisme. » Plus loin, il récidive : « J’ai alors compris que l’art est lui aussi un crime, mais un crime contre la réalité. Par ses incessantes transformations, il remet en cause l’intégrité du monde et de la société. »

L’apiculture selon Samuel Beckett est taillé pour les planches. Qui va s’y frotter ?

Et grâce à Martin Page, je vais m’empresser de découvrir Samuel Beckett, c’est malin ça !

 

AAA25

Sortie 10 janvier

Publié dans littérature

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M
Merci :-)
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